Visages africains vus au plus près

Par Laurent Boudier

Visages africains vus au plus près, gueules de chien, anneau translucide de betterave écarlate, sculpture de fer ou carrosserie profilée d’une voiture de course n’ont, il est vrai, rien en communs. Qu’on prenne les images par tous les sens, nature morte ou vivante, sève de la peau ou surface végétale, plis de métal ou manteau de formes, on ne trouvera guère d’accords pour relier tous ces sujets : autant le dire, les photographies d’Antoine Schneck paraissent à première vue relever d’une grande hétérogénéité. Et, selon la chronologie des prises de vue – de 2005 à 2009-, la source iconographique ne peut prétendre à un strict monologue mais au contraire à une succession de cycles d’intérêts ou de degrés nourris par la curiosité.

Lorsque nous nous sommes rencontrés dans son atelier du 14e arrondissement – un petit appartement aux volets fermés, sombre, une pièce avec ordinateurs grand format, une autre pour les prises de vue - c’est la première chose qu’il m’aie dite. Antoine a relevé ce qui, peut-être à ses yeux, pouvait paraître, aux yeux des autres, une sorte de gêne à la compréhension de sa démarche : une pluralité de quêtes et d’observations. A mon sens, Il n’y a là aucun constat de dépréciation mais au fond, plutôt, l’expression même de la puissance première de ce que la photographie exprime depuis toujours.

Chacune le sait, même à sa façon d’amateur : placer son œil derrière le petit cadre rectangulaire d’un viseur rectangulaire (c’est, désormais, plutôt le cadre d’un dos d’appareil numérique) focalise, immédiatement, une attention au monde, dans un champs d’ordinaire ouvert, paraissant sans frontières et presque sans bords. C’est ainsi que naît une image, par abandon. Il y a ce qui rentre dans le cadre, constitue l’image et la signifie. Et tout le reste qui est hors-champs. Or, rien n’est aussi simple : ce fameux reste, - perçu comme moins digne à la visée photographique – est en réalité tout aussi agissant. Il fait corps avec l’image, par le fait même d’en être exclu : préexistant à l’acte de photographier, il excite vraiment par son ombre portée ce bout de paysage, corps, visage ou lumière, sans une séparation nette. Du reste, le peintre, l’écrivain ou le musicien ne le dit pas autrement, expliquant que ce qui est porté au regard, à la lecture ou à l’écoute (l’œuvre) est bien fragment et attention gorgée de tous les renoncements, repentirs et impasses préliminaires. En sorte ce qui est dans et hors de la création semblent lié : l’art exprime le tout en ayant superposé les vies possibles de l’œuvre en jachère ; et l’œuvre naît de ces abandons, par une sorte d’acte mystérieux et autoritaire, fait de savoir-faire, d’expressions et de regard imposé particuliers.

Il faut apprécier les photographies d’Antoine Schneck, non par le genre mais plutôt par la manière. On verra ainsi, par exemple, ses grands tirages de portraits, où enquête de surface et quête de visages affleurent, et où puissance de la texture et de la question humaine prédominent. « Pensez à quelque chose qui vous plaît », a dit Antoine Scneck à ses modèles, rencontrés lors de plusieurs voyages dans un petit village du Burkina Faso, puis en Inde et en Chine. Les voilà, un par un, installé comme chez le photographe à l’ancienne, devant une grosse chambre sur un trépied mais isolé dans une sorte de cabane de toile blanche percée d’une entaille pour l’objectif. Ainsi, « chacun y est protégé du photographe (qu’il ne voit pas) et à l’abri du regard des autres. ». A quoi pensent-t-ils ? A quel lieu, moment ou souvenir ? C’est ce qui frappe : la pupille des yeux, les rides, le modelé de ces visages racontent une histoire qui dépasse le constat des traits. Et la simple image d’un autre. Dans chaque visage, on y sent l’empreinte, sans heurts, avec une grâce sans inquiétude, des évènements et des conditions de vie, comme lle vent, la température, le travail agraire, les fêtes traditionnelles, les liens de communauté. Tout cela dans un visage ? Le monde extérieur emplit tout le monde intérieur. Il condense ce dedans si secret et ce dehors si quotidien. La précision technique et l’hypersensibilité des détails que l’on peut lire ne servent pas la seule véracité. La photographie veut l’inscrire bien sûr, mais l’exulter par un rapport troublant, lisible, entre matière réelle et transcription artistique. C’est bien ce rapport qui va de la source du sujet à la captation du photographe qui teinte le tout : la peau, l’œil, la barbe et le demi sourire forment une cartographie, presque abstraite.

Ce sont ces indices d’une certaine abstraction, d’un regard qui se voudrait le plus près et le plus détaché à la fois, qui me frappent lorsque je regarde les photographies d’Antoine Schneck. A dessein, il a opté pour le terreau le plus concret, choisi les gens et les objets les plus indiscutables, privilégiant un réel le « plus sérieux » d’une certaine façon. C’est ainsi qu’il faut voir sa galerie de chiens, bouledogue, labrador, Shaw-Shaw, installés sur fond noir, gueules hirsutes ou museaux d’amour, vraies stars à l’œil d’une clarté de verre, comme gravures photographique de mode urbaine. Plus vraies : extra ordinaires. C’est encore ainsi qu’il faut comprendre sa volonté à sublimer les carrosseries, forcement rouges, de l’écurie Ferrari, ou encore les objets d’usage, ampoules, clés à molette, mécaniques, rayonnages industriels qui semblent sans fin : chaque image offre alors un état des choses, aux perspectives dévoyées - par la technique de prises de vues selon différends angles puis ressoudées, en plan unique -, faux selon la raison optique, vraisemblables pourtant. Ici, Pinanèse et ses jeux optiques ne sont pas loin. Des sillons des rides sur un visage aux entrepôts industriels, je lis la fascination du labyrinthe : l’œil peut s’y perdre, suivre des chemins, croire à la fiction.

Antoine Schneck raffole de ce système, sème, à petites touches quasi invisibles, l’infime panique dans notre système de vision – et de raison. Mais il le fait avec une maitrise absolue du délicat : rien ne doit se lire comme une exagération de la manipulation vers la pulpe humaine, du poil canin ou de la peau dure et tactile des choses. C’est ainsi que ses photos expriment la précision et le venin d’une réalité qui s’expose, se modifie, s’imprime en format géant. Chose, lieu ou visage y dévoile un travestissement intègre. Images reconstruites, infidèles à priori, mais paradoxalement plus offertes encore à la sincérité. Celle d’un face-à-face personnel, engagé, qui fait de lui, par son activité, par son regard et son engagement, un passeur d’images autant que de vies et de sensations vers chacun de nous.